Il avait la tête des éléments qu'il avait affrontés. On aurait dit un ravin des grands cañons. La chair s'était faite noueuse pour s'accrocher aux pierres compactes, les os, les maxillaires supérieurs et les arcades sourcilières surtout. C'étaient comme les créneaux d'un rempart. Dans les coups durs, sa vie s'était réfugiée là, dans ses yeux. Mais nous ne connaissions que les merveilles.
Et c'est devant lui qu'on s'asseyait, les soirs de vacances, comme on regarde, hypnotisé, le feu. Nous plongions dans sa mer de pirate, emportés par le vent de sa respiration, à la poursuite d'un voilier vert, empli d'esclaves attendant la libération. Nous coupions cette jungle drue, moustache hirsute dressée comme mille pointes de sagaie, quand il avait ramené les nègres au bercail et qu'ils avaient failli le bouffer. Nous grimpions la rocaille aride qu'imitait sa peau, cherchant dans les aspérités ce métal soleil qui forge les damnés. Nous apprivoisions son regard empli de tigres sauvages zébrés de feux et cendres comme ses iris, ravivés par les essences d'eucalyptus, pavot et santal qu'il convoyait.
Il nous attendait au détour de son histoire et quand nous débouchions là où il s'était tapi, il nous faisait hurler de peur tissée de rire, de sa voix rauque pigmentée, commentant ce que nous vivions, nous montrant ce qui nous avait échappé. Nous, tout surpris qu'il sût, lui demandions comment il devinait. Malicieusement, satisfaction aux lèvres, il soulevait un cil pour augmenter le reflet rieur de son œil et répondait : "C'est mon petit doigt qui me l'a dit". Nous avions beaucoup de respect pour son auriculaire.
Et puis, le jour de ses 97 ans, il est monté sur la goélette, a hissé la voile et m'a crié : "Assez reposé, il faut que j'y aille. Si je ne repars pas maintenant, je ne ferais rien de ma vie."
Il devait avoir... ou peut-être plus, lui-même ne l'avait jamais vraiment su. Il situait sa naissance par rapport à ce qu'il avait connu, comme la fuite de Gambetta en ballon. Mais il racontait peu.
Je me demande parfois si je l'ai vu ailleurs que devant la fenêtre à carreaux serrés, à l'extérieur, prenant son bain de fleurs qui débordait de la maisonnette. Il restait là, attendant le déclic. Plus un voisin ne lui disait bonjour, il ne répondait pas. Non par méchanceté, mais il était ailleurs, dans un autre fuseau temporel, rejouant sa vie indéfiniment. Les dents serrées, il hochait parfois la tête ou soulevait les sourcils. Maman disait : " Ne dérangez pas Papy, il est en conférence. " De loin en loin, il s'exclamait, interpellant le passé d'une réplique qu'il avait donnée un jour, ou aurait voulu donner mais n'y pensait que maintenant. Jamais trop tard pour bien faire.
Et puis parfois, il surgissait dans le présent, tout surpris, jurant à se damner, se demandant ce qu'il faisait là et qui avait pu le matérialiser ailleurs que dans sa vie, regardant autour à la recherche de ses interlocuteurs ou d'un sentier qu'il parcourait...
Philosophe, constatant qu'il n'y avait rien à faire pour le moment, il rentrait à la maison, s'étonnait qu'on ait encore grandi et nous lançait, puits de sagesse : " Ben, je vais en profiter pour pisser ".
Aujourd'hui, on lâche des truites neuves dans l'étang et je décide d'emmener Sophie à la pêche.
" Prends ton matériel, la petiote, on va ramener à manger.
- Maman, Maman ! part la petite, je vais cueillir des poissons avec Papa. "
Ce que j'apprécie dans ce sport, c'est le silence et le calme. Les poissons également, aussi ne me dérangent-ils jamais. Nous lisons chacun dans notre coin, moi des poésies et eux ce que je leur pends au bout de la ligne. J'ai commencé par assurer la pérennité de la race en leur proposant le "Manuel du parfait pêcheur", ce qui leur permet de ne plus gober n'importe quoi.
Puis, passée cette nécessaire éducation de base, je leur ai proposé des livres de philosophie, des romans, poésies, travaux pratiques et j'en passe. Ils dévorent littéralement ces recueils. J'exploite seulement leur capacité de lecture, ayant remarqué qu'ils sont plus nombreux dans une anse peu profonde où ils seraient fort vulnérables s'il n'y avait un panneau : "Pêche interdite".
Or dans le Perche, on lit peu et ma technique intrigue. Il ne se passe pas une page sans qu'on me pose des questions, soit les badauds qui remontent le temps, soit les pêcheurs irrités de ne plus rien prendre.
Il faut dire que si j'essaye de muscler l'intellect de ces êtres riches de phosphore, Sophie les initie artistiquement. Elle leur chante des chansons, elle leur jette des pétales de fleurs de toutes les couleurs pour ravir leurs yeux et les changer de l'obscurité de l'abîme, sans oublier leur ventre qu'elle sature des restes de la veille. Comme ma femme est une fine cuisinière, les truites, perches et tanches raclent le fond.
Enfin repues, elles nous offrent un ballet de remerciements ; elles arrondissent l'onde de cercles interpénétrés, y brodent des éclairs de platines, éclaboussent de notes transparentes et rondes les reflets verts, clairs ou sombres, des chênes, saules et peupliers. Elles saluent pendant leurs sauts par cinq, dix ou quinze, ou composent par contraste avec le fond des dômes de lumière. Sophie applaudit toujours à s'en faire cuire les mains.
Evidemment, un attroupement se créé devant cette scène liquide et un doute s'installe dans les esprits pêcheurs : "faut-il nourrir l'âme ou le corps ?". Face à cette question omniprésente qui commençait à jeter la discorde et l'insomnie parmi les habitants de Gris-Dame, un comité d'action s'est mis en place, formé des éléments durs. Ne pouvant m'exclure puisque je respecte la loi, ils m'achètent - de peur que je ne fasse école. Dès qu'ils me repèrent, ils viennent me proposer un lapin, une poule, du maïs, des pommes, bref tout ce qui traîne dans leurs fermes.
Faut-il nourrir l'âme ou le corps ?
" J'ai faim, Papa " conclut invariablement Sophie après s'être nourrie l'âme. Alors, les bras et la tête chargés de présents, nous rapportons notre cueillette à sa mère.
En face de moi, dans l'autobus était assise cette vieille femme, morceau de bois mort sur le tissu usé. A observer son visage, elle n'attendait rien, plus rien de la vie. Pourtant ce n'était pas une femme tombée dans l'inconfort comme on en trouve dans le métro. Sans grands moyens, mais suffisants pour se loger, se nourrir, s'habiller et mener une existence longue et vide. C'était ce vide qui cernait ses yeux, qui rendait ses iris transparents comme des lucarnes ne donnant sur rien.
A la station suivante, un gosse vint s'asseoir à côté de moi. Complètement désespéré, comme peut l'être un môme quand il a perdu une bille dans la cour de récré. Effondré. La grand-mère dévorait ce visage ou courrait toutes les émotions, comme la surface du lac trahit le vent. Elle sourit, d'abord légèrement, ce qui eut pour effet de doubler les craquelures et les vides qui sillonnaient son visage Cette métamorphose n'échappa pas au gosse qui s'illumina en voyant apparaître deux chicots, comme le pirate de l'île au trésor.
Méprise ou simplicité, le sourire de la vielle s'amplifia et alluma les yeux d'une flamme perdue depuis des lustres, seule chose encore reconnaissable dans les crevasses et les bosses d'os et de tendons qui animaient son visage.
L'enfant éclata d'un grand rire, ceux dont on ne sait pas ce qu'ils trahissent mais qui sont communicatifs. Une espèce de soleil darda des deux visages. Tout naturellement, il demanda à ce qu'il prenait pour une ancienne corsaire de lui raconter comment elle s'était échappée de l'île et débarrassée des anglais armés jusqu'aux dents.
Alors, la grand-mère qui n'avait plus d'histoire depuis vingt ans en inventa une, sur le moment, et commença à raconter comment la bergère était tombée amoureuse d'un commis-voyageur. Ce n'était pas vraiment le sujet demandé, mais à l'âge de l'enfant, on ne fait pas de détails, et à celui de mère-grand, on n'en fait plus.
Elle racontait, déformait ses traits comme on peut le faire avec des marionnettes en caoutchouc, s'esclaffait avec le gosse, rattrapait son dentier de justesse, puis le laissa définitivement dans sa poche. Ils en oublièrent leur station, ce que je peux assurer car on avait déjà atteint trois fois les deux terminus quand le commis-voyageur rencontrait pour la quatrième fois la bergère gardant ses moutons, ce qui ne semblait pas déranger l'enfant. Il reposait inlassablement les mêmes questions, sans prêter attention aux réponses, guettant plus les grimaces et transformations de la conteuse, la langue violette qui passait soit d'un côté de la canine inférieure, soit de l'autre, la bouche qui éjectait des postillons comme un cobra cracheur.
Je descendis enfin quand mère-grand, de plus en plus ravigotée, éludait pour la cinquième fois en gloussant ce qui s'était passé dans la meule de foin.
Je me demandais en rentrant à pied ce qui empêchait ce genre de miracle de se produire plus souvent.
Est un recueil d'environ cinquantes nouvelles écrites et déposées par Krystov Lansade © 1994 © 1997 © 2000 © 2003.