A la base, c'est la Société Protectrice des Animaux qui a mal compris. Ou l'ami qui a fait la demande pour l'aveugle s'est mal exprimé. Toujours est-il que la SPA était toute contente de se débarrasser d'un chien aveugle. Et l'ami, n'ayant pas l'œil, a attelé l'aveugle au chien aveugle.
Et les voilà partis tous les deux. Et le chien de se dire : "mon maître a le pas sûr et la poigne de fer." Et l'homme : "il a, paraît-il, une expérience de trois ans."
L'aveugle connaît le chemin, le chien se guide aux odeurs, aux sons et contourne les obstacles grâce à ses moustaches. Ce sont les rois de la ville. En une semaine, ils sont parfaitement en phase et rien ne les arrête.
Ouvrez les yeux, vous les verrez certainement, ils ont tous les deux l'iris bleu pâle des rêveurs d'azur.
C'est vers onze heures ce matin que deux policiers ont tenté de dissoudre une manifestation de cinq mille personnes. La colonne s'étendait devant eux à perte de vue alors qu'ils effectuaient leur première ronde dans la capitale. Les courageuses recrues étaient arrivées du Cantal la veille.
Le mouvement de foule n'étant pas répertorié dans leurs notes des manifestations déclarées et autorisées, ils ont chargé matraque au poing après quelques avertissements sifflés dignes d'une escouade de cocottes minutes.
Les contestataires n'ont pas interrompu leur file et ont même mis une rouste indignée à la force publique. Face à ces fanatiques, les représentants de l'ordre se sont dégagés en tirant en l'air. Immédiatement, des policiers, nombreux autour du Grand Palais sont intervenus pour maîtriser les deux abrutis.
A part cette bavure, l'inauguration de l'exposition sur les Impressionnistes s'est bien passée.
Les deux agents ont été réaffectés à la circulation des moutons dans leur terroir.
J'arrive en retard au concert. Très en retard puisqu'il n'y a plus personne. Le derviche est reparti chez lui. De nos jours, les grands maîtres préfèrent le confort d'un fauteuil et l'efficacité d'un réfrigérateur à la terre battue et les poteries enterrées. L'acoustique du cirque antique, pourtant excellente, ne l'a pas retenu une heure de plus. Mille kilomètres en car à travers la Cappadoce pour rien. Si cette saloperie de courroie n'avait pas cassé !
J'erre un moment pour trouver un éventuel syndicat d'initiative où je puisse au moins acheter un enregistrement "Live". Rien. Les quelques Turcs qui hantent le village se ressassent l'événement. Certains ont vu ce soir pour la première fois plus de mille personnes d'un coup. Bien plus important qu'un air de flûte. Cependant, voyant ma contrariété, ils m'indiquent un feu de camp dans la montagne.
La marche me calme. Le feu est entretenu par un enfant de 12 ans, qui garde un troupeau de chèvres. Les villageois ne m'ont pas compris ? Mais si ! Enfin, presque… Le petit n'a pas vu le concert, mais il possède une cassette de flûte. C'est lui-même qui joue dessus. Il est très fier. Ne voulant pas lui faire de peine, je lui achète au prix d'un enregistrement français ce bout de plastique à la couleur incertaine, avec en grosses lettres son prénom, MEMET, sur une étiquette déchirée.
Je l'ai écoutée pendant que je me faisais bronzer, longtemps après mon retour. Dès les premières notes, les oiseaux se turent, en particulier la centaine d'étourneaux qui dévastaient la vigne. Les grillons cessèrent de crisser, le vent tomba, plus une voiture ne passa sur la route, les avions changèrent de cap et c'est dans un silence absolu que les notes claires de la flûte s'envolèrent.
On aurait dit la respiration douce d'un enfant qui dort, une rêverie solitaire, le chant d'une aurore boréale, un chemin sinueux grimpant dans l'infini, une fumée de sons cristallins, des gemmes de notes s'écoulant d'une source, un parfum langoureux... un bien-être total dans lequel je sombrai.
Je me réveillai en même temps qu'un tas d'autres bestioles, aussi surprises que moi d'avoir relâché toute surveillance : des pies, des faisans, des lapins, des étourneaux, des hérissons détalèrent ou s'envolèrent de la pelouse. Des autos tout ébahies de reposer sur le dos au bord de la route se retournèrent comme des tortues malhabiles et s'enfuirent tandis que le 747 qui somnolait sur le toit de la maison reprenait sa migration vers les pays chauds.
Je renouvelle l'expérience avec toujours autant de succès, la fascination est totale, l'attention de l'auditoire absolue. J'appelle le morceau "Silence".
Il m'attendait sur mon chemin habituel. Le dos et la tête tournés vers moi, il se leva et trotta devant pendant vingt mètres. Sa longue queue pointa alors obstinément vers l'impasse. Il confirma du regard. Auriez-vous suivi le chemin indiqué par un chat ? Est-ce si stupide ? On suit bien, avec plus ou moins d'aveuglement, le chemin tracé par d'autres hommes qui ne nous ont jamais jeté un regard.
Il se percha et regarda fixement l'impasse. Je devais continuer seul. Un chien somnolait au bout. Il dressa l'oreille puis le postérieur, s'étira et entra dans une grange après m'avoir reniflé. Le bâtiment servait d'entrepôt et le parcours devint difficile, mais le bâtard patientait. On sortit par une paroi défoncée. L'herbe était haute dans le champ. Le chien gratta le sol, un mulot pointa le museau, hocha la tête en me regardant et prit le relais. Je lui emboîtais les sauts au hasard, me fiant à l'oscillation des herbes. Ce n'est qu'à l'extrémité du champ, au bord du chemin, que je vis mon guide. Une couleuvre avait remplacé le petit rat. Elle m'indiqua un oiseau qui me trilla dans l'oreille, à bout portant. Je dus faire bien des détours pour imiter ses lignes droites. Je débouchai enfin dans le jardin derrière chez moi. Le chat m'y attendait. Il me fit un clin d'oeil de sa pupille d'or et disparut prestement.
Bien des initiations nous amènent là où nous sommes déjà, mais en changeant notre regard.
Initialement publié dans ce recueil, mais illustré dans la rubrique voyage en Azakhan.
Est un recueil d'environ quatre-vingts nouvelles écrites et déposées par Krystov Lansade © 1991 © 1997 © 2000 © 2003